Au début du XXe siècle, les hôtels représentaient le cosmopolitisme et l’avancée de la modernité, qui s’affirmait à travers la technologie des transports et permettait, ainsi, des déplacements de plus en plus rapides, des voyages de plus en plus internationaux à travers le monde.

Le rêve moderniste et cosmopolite de la Génération de l’Orpheu a été personnifié, de manière particulière, par le poète Mário de Sá-Carneiro, le meilleur ami de Pessoa, qui a souvent écrit à ce dernier dans des hôtels de villes européennes, comme Barcelone et Paris. Et c’est dans un hôtel de la capitale française, en 1916, que Sá-Carneiro s’est suicidé, laissant triste son ami Pessoa, dans une Lisbonne printanière et nostalgique, ville que, en 1943, le poète de Message chantait encore, dans des vers dédiés à son seul grand ami :

« C’est comme si j’attendais éternellement

Ta venue certaine et planifiée

Là-bas, dans le café Arcada –

Presque à l’extrémité du continent. »

Fernando Pessoa a fréquenté des hôtels, du moins à Lisbonne, lors de visites de proches qui passaient par la capitale lusitanienne, où il vivait, et pendant les voyages qu’il fit, comme celui en 1909 à Portalegre, ville où il s’est rendu pour acheter les machines pour ouvrir, à Lisbonne, la typographie Íbis, une première tentative, entre tant d’autres, de l’ entreprenariat frustré de Pessoa.

En ce qui concerne son œuvre, une image cosmopolite et peu connue de l’hôtel se trouve dans une interview avec Alberto Caeiro, le « maître » des hétéronymes. La rencontre fictive entre l’intervieweur et Caeiro se déroule dans un hôtel de Vigo, en Galice, d’où serait originaire une partie de la famille maternelle de Pessoa. Voici un passage de cette interview :

« Il nous a présenté un ami commun. Et, le soir, au dîner, dans le salon […] de l’Hôtel […], j’ai eu avec le poète cette conversation, que j’avais hâte de pouvoir transformer en une interview. Je lui ai parlé de mon admiration face à son œuvre. Il m’a écouté comme quelqu’un qui reçoit ce qui lui est dû, avec cet orgueil étonnant et rafraîchissant qui est l’un des plus grands attraits de l’homme, par lequel, tel qu’on peut le supposer, le droit à celui-ci lui est reconnu. »

L’image de l’hôtel acquiert un sens plus complexe, psychologique et philosophique dans deux œuvres de Pessoa, dont la matrice ressemble à celle d’un journal intime, le Livre de l’intranquillité et L’Éducation du stoïcien. L’auteur de ce second livre, le pessimiste Baron de Teive, une autre création du laboratoire hétéronymique de Pessoa, laisse son seul manuscrit dans un tiroir d’un hôtel, avant de se suicider, lequel, dans la fiction hétéronymique, Pessoa découvrira plus tard. Voici Teive :

« Pour ne pas laisser le livre sur la table dans ma chambre, soumis ainsi à l’examen des mains douteusement propres des employés de l’hôtel, j’ai ouvert, avec un certain effort, le tiroir, et je l’y ai placé, en le poussant bien en arrière. »

Dans la biographie fictive de Teive, le souvenir des événements ultimes de la vie de Sá-Carneiro semble claire. Moins triste, mais tout de même inquiète, c’est l’image de l’hôtel qui surgit dans des passages du Livre de l’intranquillité, comme celui-ci, écrit il y a environ un siècle, en 1919 :

« Ainsi, celui-ci, que je vais laisser écrit, est le meilleur de mes songes préférés. Le soir, parfois, […] je m’attache dans un rêve où je suis un commandant à la retraite dans un hôtel en province, après le dîner, alors qu’il est, avec untel ou untel plus sobre, le convive lent qui a perdu la raison. »

La solitude, la suspension, l’intemporalité, l’abdication… Ce sont les sensations et les idées que ce passage transmet.

« Je m’imagine né ainsi. Peu m’importe la jeunesse du commandant à la retraite ou bien encore les grades militaires par lesquels a monté jusqu’alors mon profond désir. Indépendamment du Temps et de la Vie, le plus important que je m’imagine n’est pas postérieur à aucune vie qu’il aurait eue : il n’a pas et n’a jamais eu de parents ; il existe en vivant éternellement dans cet hôtel en province, las déjà de conversations à propos d’anecdotes qu’il aurait eu avec des partenaires pendant cette lenteur. »

Il ne s’agit pas, ici, de l’hôtel cosmopolite des dandies et des écrivains modernistes, mais plutôt de l’image qui nous présente l’hôtel comme métaphore de l’intermède, de l’interstice existentiel, de l’intervalle entre le sujet psychologique et la concrétisation de soi-même, de l’espace intermédiaire et du vide de la vie, mais prolifique en poésie, si caractéristique de l’esthétique de Pessoa, et du Livre de l’intranquillité en particulier.

Lisbon Revisited 1926

Dans la même œuvre, l’hôtel apparaît dans un autre passage, comme un détail nostalgique, apparemment anonyme mais émotionnellement significatif, en tant qu’image d’un moment vécu et, pour cette raison, perdu, dans une lamentation sur le poids que le temps qui passe emporte avec lui, dans la conscience de l’écrivain :

« Je sens le temps avec une douleur énorme. C’est toujours avec un émoi exagéré que j’abandonne toute chose. L’humble chambre louée où j’ai passé quelques mois, la table de l’hôtel en province où j’ai passé six jours, même la triste salle d’attente de la gare où j’ai perdu deux heures à attendre le train – oui, mais les bonnes choses de la vie, lorsque je les abandonne et que je me mets à penser, avec toute la sensibilité de mes nerfs, que je ne reverrai plus jamais et que plus jamais je n’aurai, du moins à ce moment précis et exact, me font mal, métaphysiquement parlant. S’ouvre en moi un gouffre dans mon âme et un souffle froid de la dernière heure frôle mon visage pâle. »

Finalement, voici Álvaro de Campos, l’hétéronyme le plus cosmopolite, l’ingénieur voyageur de « Tout sentir de toutes les manières », qui porte en lui « tous les rêves du monde » et a dans son cœur « Tous les lieux où je me suis rendu ». La distanciation de sa vie de « passant » et d’ « étranger ici comme partout ailleurs » émerge aussi dans le poème « Les émigrés », où l’image de l’hôtel, comme lieu-non-lieu, renforce le sens d’aliénation, d’impalpabilité et d’inachevé que l’écrit transmet :

« Seuls dans les grandes villes inhospitalières,

Sans parler la langue que l’on parle, ni celle qui se pense

Mutilés des rapports avec les autres

Dont les triomphes de leur séjour sont ensuite narrés dans la patrie.

Pauvres de ceux qui conquièrent Londres et Paris !

Ils rentrent chez eux sans de meilleures manières et sans de meilleurs visages.

Ils n’ont rêvé que de près ce qu’ils ont vu –

En permanence étrangers.

Mais je ne me moque pas d’eux. Ai-je fait autre chose avec l’idéal ?

Et le dessein que j’ai, dans le passé, formé dans un hôtel en planifiant la légende ?

C’est un des points obscurs de la biographie que je n’ai jamais eue. »

Peinture Façade Lisboa Pessoa Hotel, cadeau d’un invité

En général, on voit dans l’œuvre de Pessoa de quelle manière l’hôtel est fréquemment associé à des passages qui expriment le pessimisme. Toutefois, et tel que nous avons pu le constater, l’hôtel existe aussi dans l’imaginaire de Pessoa comme métaphore du transitoire, de l’indéfini. Il s’agit, selon nous, d’une métaphore du « rien qui est tout », une dimension simultanément inquiétante et créative dans laquelle le poète a vécu et qui, dans son élément plus vitaliste et dynamique, se résume dans les vers du poème « Bureau de tabac » déjà cité :

« Je ne suis rien.

Jamais je ne serai rien.

Je ne puis vouloir être rien.

Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde. »

D’ailleurs, l’idée de l’hôtel, encore une fois dans le sens d’« auberge », existe dans l’œuvre de Campos aussi comme image entraînée dans le tourbillon moderniste de   « Sentir tout de toutes les manières» :

« Tout passe, toutes les choses défilent en moi,

Et toutes les villes du monde murmurent en moi…

Mon cœur tribunal, mon cœur marché, mon cœur salle de la Bourse, mon cœur

guichet de Banque,

Mon cœur rendez-vous de toute l’humanité.

Mon cœur banc de jardin public, hôtel, auberge, geôle numéro quelque chose, […] »

L’hôtel comme lieu-non-lieu, comme image du transitoire et de l’insubstantiel, finit donc par avoir une double fonction dans l’écriture songeuse de Pessoa. D’une part, il représente l’inquiétant vide existentiel du sujet contemporain et son passage dans la vie sans pour autant la comprendre. D’autre part, selon une lecture plus spéculative et indirecte, c’est l’une des images de ce qui avait le plus de valeur pour Pessoa : ne s’identifier à rien, dans la métamorphose continue qui transforme l’existence, pour pouvoir tout être, dans l’éternel rêve de la poésie.

Fabrizio Boscaglia

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