Nous vous proposons ici la lecture d’extraits de cinq poèmes de Fernando Pessoa, notamment de l’hétéronyme Álvaro de Campos, que l’auteur portugais a publiés de son vivant. Ainsi, Pessoa a écrit en 1935 (dans une lettre adressée à Casais Monteiro), au sujet de cet hétéronyme moderniste, futuriste et décadent, dévoilé au public en 1915 dans la revue Orpheu, codirigée par Pessoa lui-même :

« […] j’ai mis en Álvaro de Campos toute l’émotion que je n’accorde ni à moi ni à la vie. »

« Álvaro de Campos est né à Tavira le 15 octobre 1890 (à 13 h 30, selon les dires de Ferreira Gomes ; ce qui s’avère être exact, si l’on s’en tient à l’horoscope fait pour cette heure-là). Lui est, vous le savez, ingénieur naval (de Glasgow), mais il est maintenant à Lisbonne en inactivité » ;


« Álvaro de Campos est grand (1,75 m, 2 cm de plus que moi), maigre et a tendance à se voûter un peu. Rasé de près […]; Campos entre le blanc et le brun, un vague type de juif portugais, mais les cheveux raides, avec une raie sur le côté, un monocle. »

« Álvaro de Campos a fait des études banales au lycée, puis il a été envoyé en Écosse pour y devenir ingénieur, d’abord mécanicien, puis naval. Pendant des vacances, il a fait un voyage en Orient et en a ramené Opium à bord. Le latin lui a été enseigné par un oncle de la Beira, qui était prêtre. »


« Comment écris-je au nom de ces trois [hétéronymes, Campos, Reis et Caeiro] ?… Campos, quand je sens un élan soudain et que je ne sais quoi écrire. »

Campos est un hétéronyme moderniste, exubérant et à la fois décadent. Sa poésie s’inscrit, dans bien des cas, dans le courant littéraire du Sensationnisme, fondé par Fernando Pessoa et Mário de Sá-Carneiro via la revue Orpheu (1915), dans laquelle ont été publiés, notamment dans le premier numéro, les deux poèmes de Campos « Opium à bord » et « Ode Triomphal ».
D’ailleurs, le message paradigmatique du Sensationnisme peut être pressenti dans un vers de Campos :

« Tout sentir de toutes les manières »
(extrait du poème « Le passage des heures » 1916)

Un autre passage de Campos figure parmi les phrases les plus célèbres de Fernando Pessoa, le projet de Tourisme Littéraire du Lisboa Pessoa Hotel s’inspirant d’ailleurs de ce message :

« Je porte en moi tous les rêves du monde »
(extrait du poème « Bureau de Tabac », 1928).

Sont cités, ici, cinq poèmes et passages extraits de poèmes de Campos, accompagnés des images des publications originales, par ordre chronologique de publication et avec les données bibliographiques de chaque poème. L’orthographe a été mise à jour.

Bonne lecture !

Vers de « Lisbon Revisited (1926) »

[…]
Je te revois encore,
Ville de mon enfance effroyablement perdue…
Ville triste et joyeuse, à nouveau je rêve ici…
Moi ? Mais suis-je, moi, le même qui a vécu ici, et ici est revenu,
Est revenu encore, et encore,
Ou sommes-nous tous des Moi que je fus ici ou qui furent,
Une série de perles-êtres reliées par un fil-mémoire,
Une série de rêves de moi-même de quelqu’un hors de moi ?

Je te revois encore,
Le cœur plus lointain, l’âme moins mienne.
Je te revois encore – Lisbonne et le Tage et tout le reste –
Passant superfétatoire de toi et de moi-même,
Étranger ici comme partout,
[…]

(Contemporânea, 2, 1926, pp. 82-3)

« Écrit dans un livre abandonné en voyage » (1928)

Je viens des environs de Beja.
Je vais au centre de Lisbonne.
Je n’apporte rien et je ne trouverai rien.
Je ressens d’avance la fatigue de ce que je ne trouverai pas,
Et la nostalgie qui me saisit n’appartient ni au passé, ni au futur.
Je laisse écrite dans ce livre l’image de mon dessein mort :
J’ai été, comme l’herbe, et personne ne m’a arraché.

(Presença, 10, 1928, p. 2)

Vers d’« Anniversaire » (1930)

Au temps où l’on fêtait mon anniversaire,
J’étais heureux et personne n’était mort.
Dans l’ancienne maison, fêter mon anniversaire était une tradition séculaire,
Et la joie de tous, et la mienne, était aussi infaillible qu’une religion.

[…]

(Presença, 27, 1930, p. 2)

« Ah, un sonet… » (1932)

Mon cœur est un amiral fou
qui a abandonné le métier de la mer
et qui s’en souvient peu à peu
chez lui, alors qu’il flâne, qu’il flâne…

Dans le mouvement (je me déplace moi-même
dans cette chaise, rien que de l’imaginer)
la mer abandonnée est centrée
dans les muscles las de s’arrêter.

Il y a de la nostalgie dans les jambes et dans les bras.
Il y a de la nostalgie dans le cerveau, à l’extérieur.
Il y a de fortes rages faites de lassitudes.

Mais – elle est bien bonne ! – c’est du cœur
dont je parlais… et où diable suis-je maintenant
avec un amiral au lieu de sensation ?…

(Presença, 34, 1932, p. 7)

Vers de « Bureau de tabac » (1933)

Je ne suis rien.
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.
[…]

(Presença, 2, 1933, p. 39)

Note d’introduction et sélection de Fabrizio Boscaglia.

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